Alors que le festival Quais du polar, à Lyon, célèbre sa 14e édition, le genre s’intéresse de près au sort des réfugiés en Europe. Exemples et explications.

Ils sont des centaines de milliers à fuir leur pays en guerre, la pauvreté, les catastrophes climatiques, pour s’inviter aux portes de nos villes et de nos campagnes. Leur sort suscite la compassion, l’indignation, mais aussi l’indifférence, l’exaspération, quand ce n’est pas la haine. Voilà des années que la question des migrants se pose aux démocraties occidentales, avec une acuité croissante. Le polar, qui excelle à porter la plume dans toutes les plaies, surtout quand elles sont à vif, ne pouvait l’ignorer.

Cette question se retrouve ainsi au coeur de plusieurs romans noirs parus ces derniers mois. Ils nous entraînent dans la jungle de Calais, au nord de Paris, dans le quartier très “chaud” des Izards, à Toulouse ; ou encore à Peterborough, ville d’Angleterre sinistrée par la crise ; et dans un centre d’accueil de sans- papiers, à Stockholm. D’Olivier Norek à Michel Bussi, en passant par Niko Tackian et Caryl Férey, de la Britannique Eva Dolan aux Suédoises Sara Lövestam et Camilla Grebe, les approches varient, mais tous font, par-delà leurs différences, oeuvre d’utilité publique, pour le moins de pédagogie.

“Le racisme est un cancer de la société, mais peu de polars le traitent comme sujet principal”, estime Eva Dolan, 36 ans, née dans l’Essex, serbe par ses grands-parents. D’où sa volonté de mettre les pieds dans le plat avec Les Chemins de la haine (Liana Levi), premier roman coup de poing qui a fait sensation outre- Manche. Il met en scène l’inspecteur Zigic, également d’origine serbe, et sa partenaire, le sergent Ferreira, portugaise, de la “section des crimes de haine” à Peterborough. Leur enquête sur le meurtre d’un SDF estonien, brûlé vif dans un abri de jardin, les amène à découvrir un odieux trafic de travailleurs immigrés.

Olivier Norek.

Olivier Norek.

AFP PHOTO / PHILIPPE LOPEZ

“Quand j’ai commencé à écrire ce livre, vers 2012, les médias anglais parlaient beaucoup des migrants économiques et des frictions qu’ils provoquaient, au profit d’anciens groupes d’extrême droite en sommeil qui se sont sentis revigorés. Ce sujet me touchait, car venant d’une famille d’immigrés, j’étais aux premières loges pour voir les effets du racisme sur mes proches. Et j’ai voulu décrire comment le dialogue culturel était manipulé et rendait ces migrants économiques responsables de problèmes sociaux qui, en réalité, étaient le résultat de mauvaises politiques des gouvernements successifs.”

Le point de vue humaniste de Niko Tackian

Les origines polonaises d’Olivier Norek l’ont également incité à écrire Entre deux mondes (Michel Lafon), immersion édifiante dans l’enfer des migrants de Calais. “L’émigration, c’est l’histoire de ma famille, insiste le romancier. J’étais mal à l’aise avec ces discours anxiogènes sur les ‘flux migratoires’, les ‘vagues de migrants’, qui me faisaient flipper, alors que j’étais tranquillement assis dans mon canapé. Petit-fils d’un émigré polonais interné en camp de concentration pour avoir refusé de participer à l’effort de guerre allemand en 1939-1945, j’avais peur d’être ‘envahi’ par ces étrangers? Un comble!”

Résultat, ce flic en disponibilité au SRPJ de Seine-Saint-Denis s’est rendu à Calais dans le courant de 2016, avant le démantèlement de la “jungle”. Seul, sac sur le dos et sans préjugés, il a vécu plusieurs jours parmi ces Africains, Syriens, Afghans dont le sort l’interpellait.

Niko Tackian.

Niko Tackian.

S. BOUQUET/SDP

“Moi aussi, en tant que petit-fils de réfugiés arméniens arrivés à Marseille à une époque beaucoup plus favorable, j’y suis sensible”, indique Niko Tackian. Son nouveau polar, Fantazmë(Calmann-Lévy), donne la vedette à un flic kurde du “36”, dont la mère est une ex-combattante peshmerga et qui héberge, dans son petit appartement du canal Saint-Martin, un frère et une soeur rescapés d’Alep. Des caves sordides du XVIIIe arrondissement, où la mafia albanaise élimine violemment les gêneurs clandestins, au centre humanitaire Paris-Nord débordé par les demandeurs d’asile, il décrit la capitale, côté cour des migrants, qui n’est pas “la ville sanctuaire idéalisée par les passeurs”…

Lui-même parisien, Niko Tackian s’est nourri de cette réalité qui l’assaille quotidiennement. “Les migrants sont là, à côté de nous, mais on ne veut pas les voir, et ça ne date pas d’hier : j’ai localisé 60 camps de réfugiés établis à Paris en cinq ans. Je n’ai pas la prétention de culpabiliser le lecteur ni de lui asséner un message politique, mais de faire ressortir mon point de vue humaniste.”

“Contrairement au journaliste, j’exprime une sensibilité”

Une démarche qui demande du temps, selon Benoît Séverac, auteur d’Une caravane en hiver (Syros), polar jeunesse recommandable à tous, sur fond d’amitié entre un lycéen toulousain et un ado syrien vivant dans des conditions effroyables.

Benoît Séverac.

Benoît Séverac.

O. H. GAMAS/SDP

“L’accueil des réfugiés syriens à Toulouse m’a révolté, mais il m’a fallu deux ou trois ans pour aborder le sujet, reconnaît cet enseignant. Contrairement au journaliste, qui travaille ‘à chaud’ et se tient à distance de l’émotion, j’exprime une sensibilité. C’est ma façon de donner des clefs pour comprendre ce qui se passe dans notre société. Je reste un amoureux des lettres et un raconteur d’histoires qui souhaite que le lecteur puisse s’identifier. Peut-être qu’ainsi je ferai évoluer son regard sur un problème qui le concerne.”

Olivier Norek a clairement cette ambition avec Entre deux mondes, et il fait mouche – plus de 50 000 exemplaires vendus. De fait, ce roman noir magistral en dit plus long que bien des articles de presse sur “le plus grand bidonville d’Europe”, où près de 10 000 personnes rongent leur frein toute la journée en attendant le milieu de la nuit pour tenter de monter dans un camion vers l’Angleterre.

Ses deux héros, Bastien Miller, jeune lieutenant de police, et le capitaine Adam Sarkis, flic à Damas avant de fuir les sbires de Bachar el-Assad, se révèlent de formidables passeurs… littéraires. “Je décris une situation où l’homme devient ce qu’il est vraiment, estime l’écrivain. Et le polar est un outil romanesque formidable, qui ferre le lecteur avec du suspense pour le conduire vers une exploration des faits de société, sans jouer les tire-larmes.”

“Faire entrer en douce la politique dans la tête du lecteur”

C’est aussi l’avis d’Eva Dolan : “La fiction est un cheval de Troie pour faire entrer en douce la politique dans la tête du lecteur. Quand il ouvre un journal, ses opinions colorisent ce qu’il lit, au point d’ignorer les faits qui ne concordent pas avec ses émotions. Mais, dans le polar, le lecteur est là pour le mystère et pour les frissons, et il n’est pas aussi vigilant envers les éléments politisés de l’histoire.” Hélas, ça ne vaut pas pour les contempteurs les plus fanatiques de l’immigration dont l’analyse se résume à “mais enfin, ils sont racistes eux aussi”, regrette Eva Dolan. Impossible, selon elle, d’atteindre ce genre de lecteurs.

Eva Dolan.

Eva Dolan.

M. VESEY/SDP

Camilla Grebe pourrait bien y parvenir, de façon certes un peu insidieuse, avec son thriller polyphonique, Le Journal de ma disparition (Calmann-Lévy). C’est que, par la voix de Malin, une jeune policière d’Ormberg, bourgade désertée de la Sudermanie, la romancière suédoise exprime sans ambages ce que ressent la population locale : “Ormberg est un petit village. Pour une raison étrange, la commune a décidé de placer une centaine d’Arabes au milieu des bois, près des habitants, qui viennent de pays où les valeurs sont complètement différentes. Ils ont vécu la guerre, la torture, l’horreur et obtiennent ici des aides, un toit, de la nourriture, des indemnités et une formation.”

Et la fliquette d’insister : “Des aides que les Ormbergiens n’ont jamais obtenues alors que les industries ont fermé et que le bourg a progressivement dépéri.” Camilla Grebe reprend la main, notamment en faisant réagir la responsable du centre d’accueil : “Il y a tant de haine autour de nous! Tant de personnes qui reportent leur colère sur les réfugiés! Pourquoi s’acharne-t-on sur les plus faibles ? Ceux qui sont déjà à terre ?” Et le dénouement ne laisse pas de doute sur les positions de l’auteure.

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Assurément, le polar avance sur le fil du rasoir. “Ce n’est pas un genre sexy, reconnaît Benoît Séverac. On prend toujours le risque de confronter les lecteurs à une réalité rebutante. Ils seront plus attirés par des histoires de serial killers qui découpent les petites filles à la hache, pour mieux se féliciter d’avoir une vie bien tranquille.” Pas de quoi inspirer des regrets à Eva Dolan : “Mes lecteurs sont choqués quand je leur dis que j’ai adouci mon histoire parce que je ne voulais pas écrire un roman racoleur. Ils ont du mal à concevoir à quel point la vie des immigrés peut être terrible en Grande-Bretagne. Preuve qu’il est important d’écrire sur ce sujet.”

“Le polar met en lumière ce qui se passe en coulisses”

Alerter les consciences par le biais du roman noir, c’est aussi le choix de Sara Lövestam. Après avoir abordé d’autres genres, cette trentenaire suédoise, qui a donné pendant onze ans des cours de langue au SFI (Swedish for Immigrants), a mis cette expérience au profit d’une tétralogie policière dont le deuxième volet vient de paraître, Ça ne coûte rien de demander (Robert Laffont/la Bête noire). On y retrouve son détective privé, Kouplan, jeune Iranien transsexuel qui a vu sa demande de permis de séjour rejetée. A court d’argent et de papiers, il vit dans la terreur d’un contrôle de police. Sara Lövestam rend compte avec réalisme de son quotidien éprouvant.

Camilla Grebe.

Camilla Grebe.

V. J. FREMLING/SDP

“Le conseil habituellement donné aux écrivains est : ‘Creuse là où tu te trouves’, explique la romancière. Même si ce que vit Kouplan semble éloigné de mon quotidien, je l’ai approché de près. Je tenais à ce que ce personnage soit réaliste aux yeux de ceux qui vivent actuellement dans les mêmes conditions, car la représentation des immigrés dans la littérature n’est pas encore très courante. Par définition, le polar met en lumière ce qui se passe en coulisses.”

Pas question pour autant d’afficher un engagement politique : “Je me suis toujours souciée de ceux qui n’ont pas eu de chance. Ces convictions se reflètent probablement dans mes livres, mais je ne recours pas à la fiction pour défendre une cause. J’écris pour le plaisir, et mon seul but est d’arriver à faire de la bonne littérature.” Et si cette question-là était aussi importante?

Source https://www.lexpress.fr/culture/livre/le-roman-noir-terre-d-accueil_1997300.html

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