La dernière mandature s’achève dans les conseils de prud’hommes. L’occasion pour ces juges de proximité de lever le voile sur leur quotidien bousculé par les réformes.

Ils s’expriment rarement, mais à l’heure du changement, c’est pour certains l’occasion de témoigner sur ce qu’ils ont vécu au cours des audiences, ou côté coulisses lors des concertations qui précèdent les décisions. “Je me souviendrai toujours de cette directrice d’un Franprix licenciée pour faute grave après un contrôle de caisse, raconte Christine Barbier, conseillère prud’homale depuis 2009 (syndicat du commerce indépendant et démocratique). Ses supérieurs ont décidé qu’elle était responsable des erreurs, elle a été congédiée du jour au lendemain, sans indemnités. Lors du jugement, impossible pourtant de faire reconnaître aux conseillers représentant les patrons que les preuves n’étaient pas probantes…. Je travaille dans le secteur de la distribution depuis vingt ans, les patrons obtiennent toujours gain de cause. Nous sommes donc allés en départage. La juge a ordonné à Franprix de produire les rouleaux de caisse. Et ils ont perdu. Mais la directrice était extrêmement choquée par ce qui lui était arrivé.”

Les tribulations de son syndicat font qu’aujourd’hui, Christine Barbier doit arrêter sa mission. Mais elle se dit de toute façon déçue par cette expérience longue de neuf ans pourtant. “Côté patronal, à part certains DRH, ils ne connaissent pas le droit, contrairement au côté salarié”, affirme-t-elle, un brin amer.

“Côté patronal, ils ne connaissent pas le droit”

C’est l’une des règles des prud’hommes: le paritarisme se traduit par un nombre égal de juges patronaux et syndicaux. On imagine compliquées les relations entre ces conseillers représentants des intérêts divers dans le secret du délibéré. “On entend régulièrement des remarques sur le carcan du code du travail ou sur le fait que les lois vont dans le sens des employeurs”, reconnaît Marie-Laurence Nébuloni. Mais la conseillère se veut tout de même nuancée. Elle se souvient encore de cette réflexion de l’avocat de l’entreprise qui connaissait pertinemment la situation d’un sans-papier: “Il n’est rien et il n’a droit à rien”. “La remarque avait glacé les quatre conseillers salariés et employeurs. Ils ont accordé une décision favorable au salarié extrêmement précaire”, sourit-elle.

“Je ne suis pas là pour casser du salarié et en face on ne doit pas être là pour casser de l’employeur! Nous jugeons au nom du peuple français, pas du Medef, même si j’ai été désigné par lui, s’enflamme Bruno North, patron de TPE, président d’une chambre de la section encadrement à Paris. On n’est pas là pour juger en équité ni par rapport à la morale, mais en droit avec les textes donnés par le législateur. Malgré des disparités d’appréciation, nous arrivons souvent à des analyses communes. Nous nous écoutons, nous essayons de trouver une solution sur chaque dossier.” Porté par cet élan, il entend poursuivre “son sacerdoce, sa mission”: “En bureau de jugement, nous devons lutter plus pour faire respecter le droit des salariés.”

“Il n’est rien et il n’a droit à rien”

Ne pas baisser les bras lorsque les situations sont difficiles et ne pas compter ses heures avant et après l’audience, c’est le quotidien de ces défenseurs acharnés du monde du travail. “Avant chaque affaire, je relis toutes les pièces du dossier. Ca me prend bien plus que le plafond de 5 heures par affaire prévu par le dispositif… [et payé 8,40 euros brut de l’heure, ndlr]. Mais c’est très enrichissant, ça me plaît beaucoup, explique Karine Laubie (CFDT). Comme elle, Bruno North, s’investit à fond. “Le temps de la préparation à l’audience, la rédaction après le délibéré est essentiel car la décision est non seulement un exercice de droit, mais aussi un raisonnement qui sera lu par les parties et éventuellement par la cour d’appel”.

Pierre Nolot, conseiller prud’homal (Solidaires) depuis 20 ans, se remémore une “ordonnance en bureau de conciliation pour une quinzaine de salariés qui, du jour au lendemain, avaient trouvé la porte de leur entreprise close”. L’employeur ne s’étant pas présenté, la décision a été vite prise: à titre provisionnel, des indemnités ont été accordées aux salariés qui ne percevaient plus aucun salaire. Mais il lui faudra tout de même 6 heures au pour tout recalculer, “l’avocate des salariés ayant eu tendance à multiplier les demandes fantaisistes”.

Les choses se sont en outre compliquées sur le plan juridique. Les griefs comme les demandes ont beaucoup évolué sur la période, les motifs de licenciements aussi. “On a beaucoup moins de licenciements économiques, une montée du harcèlement moral, de l’inaptitude et des fautes graves”, recense Karine Laubie. Pas toujours facile à juger.

Des jours sans fin

L’investissement moral important et l’engagement peuvent durer plus longtemps que prévu… Les présidents Sarkozy puis Hollande ont chacun décidé d’augmenter de deux ans “le quinquennat” prud’homal commencé à 2009 qui s’est finalement étalé sur neuf ans. Un prolongement qui a abouti, dans nombre de cas à des conseillers démotivés, “passés à autre chose”, ou ayant déménagé loin de leur lieu d’affectation.

Arrivée en bout de mandat, la loi El Khomri a jeté un trouble général sur les troupes. “Le nombre d’affaires arrivant aux prud’hommes a baissé drastiquement du fait que le dossier doit être complet dès le bureau de conciliation et d’orientation, résume Christine Barbier, conseillère prud’homale depuis 2009 (syndicat du commerce indépendant et démocratique). Or, c’est rarement possible. C’est un écrémage voulu par le pouvoir pour aller vers les tribunaux classiquesen supprimant les prud’hommes.”

Les chiffres annoncés lors de l’audience solennelle du conseil des prud’hommes de Paris le 26 janvier 2018 lui donnent raison: la baisse est de 20% sur 2017 toutes sections confondues, les saisines en référés sont par exemple passées de 3 690 à 1 807 entre 2014 et 2017. Quant à “l’âge moyen du stock” d’affaires, il passe de 14,4 mois en 2013 à 18,2 mois en 2017 avec toutefois une baisse des affaires terminées qui culminait à 22 mois en 2015, avant de baisser à 19,3 mois en 2017.

Des conseillers bousculés par les réformes

Deuxième coup porté à l’institution. En 2018, les conseillers ne sont plus élus, ils sont désormais désignés par leur organisation, en fonction de la représentativité de leur syndicat. “Les élections coûtaient cher, il n’y a pas eu de protestation pour empêcher les désignations plutôt que les élections démocratiques”, déplore Pierre Nolot, qui devient président d’audience en encadrement lors de cette mandature. Mais le résultat est là. Certaines organisations cherchent encore des volontaires (comme des organisations patronales désormais représentatives) quand d’autres en ont trop. “C’était la dernière élection sociale en France, les chômeurs pouvaient s’exprimer”, renchérit Marie-Laurence Nébuloni, qui “sans regret”, n’a pas postulé pour un troisième mandat, préférant s’investir dans d’autres actions de défense des salariés.

DÉCRYPTAGE >> Comment la loi Macron a bousculé les prud’hommes

Les ordonnances Macron et le barème ont aussi clivé les conseillers. Côté salarié, la réforme fait l’unanimité contre elle. À l’inverse, Bruno North regrette que le barème mis en place fixe un plafond, mais qu’il ne soit pas “toutes indemnités confondues” qui était la revendication du Medef.

Jacques-Frédéric Sauvage, qui officie depuis 1979, qui est aussi président du conseil des prud’hommes de Paris (Medef) pour 2018 (1), redoute que ces lois n’impliquent des chemins de “traverse”, qui pourraient entraîner d’autres dommages. “Le juge sera-t-il plus proche du minimum ou du maximum du barème?” et “comment les avocats le contourneront-ils“? Il a sa petite idée sur la question. Si les conseillers ne parviennent pas à un accord, le juge départiteur prendra le relais. Le pire des scénarios pour tous. “Cinq ans que je n’ai pas été en départage”, insiste Jacques-Frédéric Sauvage, qui a demandé à tous les conseillers de Paris d’éviter ce recours qui abolit l’essence même des prud’hommes. Et fait poindre un nouveau danger : “l’échevinage” ou le remplacement par un juge professionnel. “Un juge qui, par définition, ne connaît pas les métiers des dossiers qu’il a en charge”, conclut Christine Barbier.

Source https://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/droit-travail/aux-prud-hommes-on-n-est-pas-la-pour-casser-de-l-employeur_1982259.html

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